Tour de taille, activité physique et risque de cancer

Les recommandations de santé publique insistent souvent sur deux leviers essentiels pour la prévention du cancer : maintenir un poids corporel sain et pratiquer une activité physique régulière. Pourtant, ces deux dimensions sont souvent étudiées séparément, alors qu’elles interagissent profondément. Peut-on compenser les effets d’une obésité abdominale par une activité physique soutenue ? Ou, à l’inverse, être protégé du risque de cancer lorsqu’on est sédentaire mais avec un tour de taille normal ?

La question est loin d’être anodine. L’obésité, en particulier l’accumulation de graisse viscérale, est aujourd’hui reconnue comme un facteur de risque pour plusieurs cancers : sein post-ménopausique, endomètre, côlon, pancréas, foie… La graisse abdominale agit comme un organe endocrinien, sécrétant cytokines, hormones et molécules pro-inflammatoires qui favorisent la prolifération cellulaire et perturbent la régulation hormonale. En parallèle, la sédentarité et le manque d’activité physique influencent aussi ces mêmes voies métaboliques, aggravant l’insulinorésistance, augmentant l’inflammation systémique et réduisant l’efficacité du système immunitaire.

Mais si ces deux facteurs (obésité abdominale et inactivité) partagent des mécanismes biologiques, leur relation exacte reste mal comprise. L’indice de masse corporelle (IMC), souvent utilisé pour estimer la corpulence, ne distingue pas la graisse viscérale de la masse musculaire. Le tour de taille, lui, reflète mieux la graisse abdominale, plus directement liée au risque métabolique et cancéreux. C’est sur cette base qu’une équipe internationale de chercheurs a voulu répondre à une question simple mais cruciale : quelle est la combinaison la plus protectrice contre le cancer — une taille fine, une bonne condition physique, ou les deux ?

L’étude réalisée

Pour répondre à cette question, les chercheurs ont utilisé les données de la UK Biobank, une cohorte prospective de plus de 500 000 participants britanniques âgés de 40 à 69 ans au moment de leur inclusion, entre 2006 et 2010. Cette base de données, unique par sa richesse, compile des informations détaillées sur la santé, le mode de vie, l’alimentation et les paramètres biologiques, ainsi qu’un suivi médical sur plus d’une décennie.

À partir de cette cohorte, les chercheurs ont retenu 315 457 participants après exclusion des individus atteints de cancer au départ, des valeurs extrêmes ou manquantes, et des cas de sous-poids. Le suivi médian a duré 11 ans.

Deux indicateurs principaux ont été utilisés : le tour de taille et le niveau d’activité physique. Le tour de taille était mesuré par du personnel formé, à l’expiration, au niveau du nombril ou de la partie la plus étroite du tronc. Les seuils de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont été appliqués : >88 cm pour les femmes et >102 cm pour les hommes pour définir l’obésité abdominale.

L’activité physique a été estimée à l’aide du questionnaire international IPAQ, qui évalue la durée et la fréquence hebdomadaire d’activités modérées et vigoureuses au cours des quatre dernières semaines. Les chercheurs ont calculé les dépenses énergétiques totales exprimées en MET-heures par semaine. Selon les recommandations de l’OMS, un niveau d’activité “suffisant” correspondrait à plus de 10 MET-heures/semaine, soit environ 150 minutes d’activité modérée ou 75 minutes d’activité vigoureuse par semaine.

Sur cette base, les participants ont été répartis en quatre groupes :

  1. Taille fine + activité physique suffisante (groupe de référence)
  2. Taille fine + activité insuffisante
  3. Obésité abdominale + activité suffisante
  4. Obésité abdominale + activité insuffisante

Les chercheurs ont ensuite suivi la survenue de tout type de cancer primaire, confirmée par les registres nationaux. Les analyses ont été ajustées pour de nombreux facteurs : âge, sexe, niveau d’éducation, statut socio-économique, tabagisme, consommation d’alcool, alimentation, sédentarité, antécédents familiaux de cancer, dépistages et maladies chroniques préexistantes (diabète, maladies cardiovasculaires).

Des analyses de sensibilité ont été menées pour vérifier la robustesse des résultats : exclusion des cancers apparus dans les deux ou cinq premières années (pour éviter les biais de causalité inversée), analyses séparées selon le sexe, les non-fumeurs, ou encore l’utilisation de données d’activité mesurées par accéléromètre chez un sous-groupe de 72 000 participants.

Résultats & Analyses

Au total, 29 710 cas de cancer ont été diagnostiqués au cours du suivi. Les principaux résultats ont montré que ni une taille fine seule, ni l’activité physique seule ne suffisent à réduire pleinement le risque de cancer. Les deux paramètres jouent un rôle complémentaire et indissociable. Cette étude est la première à démontrer, sur une large population, que l’obésité abdominale et l’inactivité physique exercent des effets indépendants et additifs sur le risque de cancer. Autrement dit, il ne suffit pas de compenser l’un par l’autre : un individu physiquement actif mais obèse abdominalement conserve un risque accru, tout comme une personne mince mais sédentaire.

Les personnes présentant une obésité abdominale avaient un risque global de cancer 11 % plus élevé que celles avec une taille normale, même lorsqu’elles étaient actives selon les recommandations de l’OMS. Le hazard ratio (HR) pour ce groupe était de 1,11 (IC95% : 1,08–1,15). Chez celles à la fois obèses abdominalement et physiquement inactives, le risque montait à 1,15 (IC95% : 1,11–1,19). Inversement, les individus à la taille fine mais insuffisamment actifs présentaient aussi un risque accru, bien que plus modéré, avec un HR de 1,04 (IC95 % : 1,01–1,07). En d’autres termes, être mince mais sédentaire n’élimine pas le risque. Le scénario le plus favorable correspondait aux personnes physiquement actives et avec un tour de taille dans les normes, qui servaient de référence.

Les analyses restaient cohérentes dans tous les scénarios testés :

  • Même après exclusion des cinq premières années de suivi, le risque demeurait significativement plus élevé pour les personnes obèses abdominalement et inactives (HR 1,20).
  • Chez les non-fumeurs, le risque relatif atteignait 1,18, confirmant l’indépendance du lien vis-à-vis du tabac.
  • Les résultats étaient similaires lorsqu’on mesurait l’activité via accéléromètre, avec un HR de 1,22, renforçant la crédibilité des données auto-déclarées.

En se concentrant sur les cancers spécifiquement liés à l’obésité ou à la sédentarité (sein post-ménopausique, endomètre, foie, côlon, pancréas), les différences étaient encore plus nettes : le risque augmentait de 38 % pour les personnes obèses mais actives, et de 48 % pour celles obèses et inactives, par rapport au groupe de référence.

Les chercheurs ont estimé que 2% de l’ensemble des cancers dans la cohorte pouvaient être attribués à la combinaison de ces deux facteurs modifiables : obésité abdominale et inactivité. Cela peut sembler peu, mais rapporté à l’échelle de la population britannique, cela représenterait plus de 12 000 nouveaux cas de cancer évitables chaque année.

Sur le plan biologique, ces résultats sont cohérents avec les connaissances actuelles. La graisse viscérale sécrète des cytokines pro-inflammatoires (IL-6, TNF-α), favorise l’hyperinsulinémie et augmente les taux circulants d’IGF-1, tous impliqués dans la prolifération cellulaire et la survie des cellules tumorales. Parallèlement, l’inactivité physique réduit la dépense énergétique, la sensibilité à l’insuline, la régulation hormonale et les défenses immunitaires. Ces deux voies, bien que partiellement distinctes, se renforcent mutuellement.

Les chercheurs rappellent qu’une bonne condition physique ne protège pas complètement du risque lié à la graisse abdominale, car celle-ci exerce des effets endocriniens systémiques qui dépassent les bénéfices métaboliques de l’exercice. De même, avoir une taille fine mais rester inactif prive l’organisme d’une régulation essentielle : stimulation de l’immunité, réduction de l’inflammation, amélioration de la fonction mitochondriale et hormonale.

Ces données mettent aussi en lumière les limites de l’IMC comme indicateur de risque. Une personne “mince” au sens du poids total peut présenter une accumulation importante de graisse viscérale et donc un risque élevé, tandis qu’un individu plus musclé avec un IMC légèrement supérieur peut être mieux protégé. Le tour de taille apparaît ici comme un marqueur bien plus pertinent, directement lié aux mécanismes physiopathologiques du cancer.

Enfin, au-delà des aspects biologiques, cette étude souligne un enjeu de santé publique : la prévention passe autant par l’environnement que par le comportement individuel. Promouvoir l’activité physique suppose des politiques d’urbanisme, d’éducation et de santé accessibles à tous. Or, les populations les plus exposées à la sédentarité et à l’obésité sont souvent aussi celles qui disposent de moins d’opportunités pour bouger ou s’alimenter sainement. Encore faudrait-il qu’elle devienne une priorité collective, et pas seulement une responsabilité individuelle.

Applications pratiques

Cette étude menée sur plus de 300 000 individus indique que la prévention du cancer pourrait passer autant par le mouvement que par la maîtrise de la graisse abdominale. Être actif ne compense pas les effets délétères d’un excès de tour de taille, tout comme être mince ne compense pas l’inactivité. La santé se joue dans la synergie entre les deux. Promouvoir cette double approche (bouger plus et réduire le tour de taille) représente l’une des stratégies de santé publique les plus puissantes et les plus simples à mettre en œuvre.

Concrètement, viser 150 minutes d’activité modérée (marche rapide, vélo, natation, course légère ou activités collectives) par semaine reste le minimum. Mais il ne s’agit pas seulement de bouger, il faut aussi réduire la graisse viscérale. Cela passe par une alimentation équilibrée, une réduction, voire une suppression totale, des produits ultra-transformés et des excès caloriques, et une activité régulière combinant endurance et renforcement musculaire.

La mesure du tour de taille devrait redevenir un réflexe en consultation, au même titre que la pression artérielle. Simple, peu coûteuse et reproductible, elle offre une information directe sur le risque métabolique. Une valeur supérieure à 88 cm chez la femme et 102 cm chez l’homme doit alerter, même si le poids global (ou l’IMC) paraît normal. Les femmes devraient viser une valeur inférieure ou égale à 80 cm, et les hommes, une valeure inférieure ou égale à 94 cm.

Enfin, cette étude rappelle que la prévention du cancer ne repose pas uniquement sur le dépistage ou les traitements, mais sur un mode de vie global. Maintenir une taille abdominale saine et rester actif sont deux piliers complémentaires : l’un agit sur le métabolisme, l’autre sur la physiologie et le système immunitaire. Dans un monde où l’obésité abdominale touche près de la moitié des adultes et où un tiers de la population reste sédentaire, la combinaison d’une activité physique suffisante et d’un tour de taille sain n’est pas simplement bénéfique : elle est essentielle.

Référence